À la recherche de l’art rupestre dans le grand sud marocain
Les ombres s’allongent tandis que le jour décline rapidement en cet fin d’après-midi de décembre, il ne reste plus beaucoup de temps. Cela doit bien faire une demi-heure maintenant que nous avons quitté la route pour nous aventurer sur cette piste en mauvais état, que personne ne semble avoir emprunté depuis bien longtemps. Je roule un peu vite tout en essayant d’éviter les grosses roches saillantes, que la poussière du parebrise, rendue consistante par la lumière rasante, m’empêche de bien distinguer. À côté de moi, Youssef est étrangement silencieux, lui qui tout à l’heure était intarissable lorsqu’il s’agissait de m’expliquer doctement le processus de sédimentation à l’origine de la couche d’ordovicien dans laquelle nous cherchions nos fossiles de trilobites. Il a dû sentir lui aussi, qu’en bifurquant sur cette piste tout à l’heure, c’était le monde bien balisé du savoir académique auquel il était habitué que nous avions quitté, et que, ce qui nous attendait au bout, probablement serait d’un ordre tout autre.
Jusqu’à l’horizon, autour de nous s’étire la grande nappe jaunâtre de la plaine désertique, constellée d’une infinité de roches calcinées, vestige d’une pluie volcanique du fond des âges, et que la piste au-devant de nous semble sabrer d’une longue coupe nette. Le paysage est mort, figé dans sa minéralité par la pesanteur du temps. À perte de vue, un champ de pierres comme un immense cimetière sur lequel, par moments, se lève un tourbillon de poussière qui semble danser dans une pale imitation de vie, comme un écho d’une époque oubliée.
Je stop le véhicule au pied d’une petite colline, et nous finissons le chemin à pied jusqu’au sommet. Celui-ci est légèrement arrondi et recouvert d’une croute de roches brunes et lisses, comme la surface d’un œuf craquelée au sommet. Alors, avec la fébrilité de ceux qui touchent enfin au but après une longue quête, nous nous mettons à inspecter les roches une par une. Et tout à coup, au milieu de cet océan de grès, comme la lueur d’un feu de camp qui réchauffe le cœur lorsqu’elle apparait soudain au randonneur égaré dans la nuit, surgit devant nous une forme sur une pierre plate, que nous reconnaissons, instinctivement, intimement, être d’origine humaine. Quand bien même, ceux-ci en ont disparu depuis des milliers d’années, trouver une trace des siens au milieu d’un monde étranger est une sensation extraordinaire. C’est comme de retrouver le troupeau, après s’être cru perdu, seul au milieu de l’immensité, la joie renait et avec elle, la vie. Au fur et à mesure, ce sont des éléphants qui sortent des pierres, des gazelles en train de bondir, des autruches graciles, des rhinocéros chargeants, des bœufs aux longues cornes, que ces artistes de la préhistoire ont représentés en les observant défiler devant eux paisiblement dans la plaine en contre-bas. Je m’assois à leur place et contemple à mon tour la savane bruissante et foisonnante qui jadis, s’étendait à la place de ce désert morne et pelé, ce grand organisme vivant dont les chaires ont fini par se dessécher et le sang s’évaporer dans les sables brulants. Mon doigt suit les courbes tracées dans la pierre, comme la pointe du saphir sur les sillons du disque, à la recherche du message qu’ont essayé d’y graver ces hommes d’autrefois. Qui étaient-ils ? Pensaient-ils comme nous ? Éprouvaient-ils le bonheur, la jalousie, la tristesse de la même manière que nous ? Il n’existe pas d’écrits permettant de combler le fossé de notre ignorance et les récits oraux de leur Histoire, transmis de générations en génération se sont perdus depuis bien longtemps dans les cryptes profondes de la mémoire de l’humanité. Mais tandis que mon doigt arrive au croisement des pattes d’un bovidé, je constate alors l’astucieux procédé de perspective que le graveur a utilisé pour faire passer une des pattes devant l’autre, qui d’un seul coup, en une fraction de seconde annule les sept mille ans qui nous séparent. Des hommes comme moi étaient là, ils ont discuté, ils ont mangé, ils ont fait du feu. Un jour leurs enfants ont pris leur place, ont eu des enfants, qui eux-mêmes ont eu des enfants et ainsi de suite jusqu’à moi, quel vertige ! À quelques mètres, Youssef, accroupi dans la contemplation d’un dessin de girafe particulièrement saisissant, se tiens à la roche pour ne pas perdre son équilibre, alors que ses tentatives vaines de se raccrocher à son détachement de scientifique lui sont d’aucun secours.
Mais déjà les dernières lumières s’amenuisent à l’horizon et les étoiles les plus brillantes commencent à apparaitre dans le ciel violet. Je dois me ressaisir. Je prends mon appareil et me mets à photographier chaque pétroglyphe avec minutie, comme si, oubliant qu’ils venaient de traverser des milliers d’années, je craignais que la nuit ne les fasse disparaitre. Je voudrais rester encore, m’imprégner de cette énergie profonde qui irradie de ces pierres, de cette force mystérieuse et magnétique qui semble vouloir nous attirer toujours plus près de ce point ultime, dont on a l’intuition qu’il pourrait contenir la réponse à l’ensemble de nos questions. Mais il ne nous est pas donné aujourd’hui de continuer sur ce chemin, il nous faut maintenant quitter la colline et regagner la voiture.
À mesure que la piste se découvre devant nous dans le halo des phares, je reprends peu à peu conscience des choses matérielles comme le niveau de ma jauge d’essence, ou mon estomac qui me rappelle l’heure du diner. Comme si s’éloignant de l’influence du site, la conscience, qui s’était contractée en une boule intense, coulait à nouveau vers l’extrémité de mes membres. L’émotion de tout à l’heure s’amenuise par vagues d’intensité décroissante comme le reflux de la marée. Les langues se délient et nous échangeons enfin avec Youssef sur ce que nous venons de voir, comme pour s’assurer au fond de nous-même, que tout ceci a bien été réel, que quelque part dans la nuit derrière nous, la colline aux gravures a bien existé.