Anomalie temporelle dans la brume

Gyeongbokgung Palais en hiver

Ha ! voilà ! Ça c’est ce que j’appelle une voiture: six cylindres injection, avec ça tu bombardes ! dit Frédéric en pointant le véhicule de devant. 

−   Mais t’y connais rien, c’est juste une Samsung toute pourrie, répliqua Jean-Paul qui, visiblement avait décidé ce soir de prendre le contre-pied de tout ce que Frédéric pourrait dire.  

−  Mais pas du tout, coupa Frédéric dont la voix commençait maintenant à monter dans les aigus, en réalité c’est une Renault Talisman qu’ils ont rebrandé en Samsung.

−  Ouai ok, mais bon la Talisman ça reste du bas de gamme. Ça vaut pas une Serie 3.

−  Hein !? Mais n’importe quoi ! Attends, là tu compares une voiture équipée d’une boite mécatronique avec une caisse qui réutilise la vielle transmission manuelle des 325i… 

Du coin de l’œil, je voyais que Frédéric me lançait des regards pour tenter de m’attirer de son côté dans cette conversation. Mais de l’autre côté, les lumières de la ville scintillaient à travers les gouttes de pluie sur la vitre du taxi filant dans la nuit. Sur le trottoir, les silhouettes pressées des travailleurs sans visage s’engouffraient en masse dans les bouches de métro.     

−  …Ouai t’as plus de couple sur une Tesla, je suis d’accord mais par contre, elles sont limitées en chargement à 11kw.

−  11kw ? Répèta Jean-Paul. T’es sûr de toi là ? Parce que la dernière fois j’ai chargé une heure et j’avais déjà la batterie à 90%. 

−  Mais oui mais ça c’est parce que tu devais être sur un super-chargeur, et là c’est normal parcqu’ils sont en CC…courant continu, précisa-t-il à mon intention afin de ne pas me perdre définitivement…alors que les autres sont en alternatif et là quand tu dois recharger, crois-moi, c’est la punition…

« Une punition », oui ça devait être ça, tout ceci devait être ma punition. Sans doute avais-je commis des choses terribles dans une vie passée, pour lesquelles je devais aujourd’hui payer, coincé dans ce taxi, à devoir subir des conversations qui ne m’intéressaient pas, avec des collègues, avec qui je ne partageais rien.

Le taxi nous déposa à une intersection et nous finassâmes à pied. Les enseignes lumineuses multicolores qui recouvraient les façades des immeubles se réverbéraient dans les pavés glissants et au coin de la rue, dans une cuisine mobile installée pour la soirée, une vielle dame préparait des sortes d’omelettes qu’elle faisait cuire ensuite sur une plaque fumante. Nous arrivâmes sur une immense place circulaire, sorte de clairière au milieu des gratte-ciels, au centre de laquelle se trouvait une majestueuse porte de pierres, coiffée d’un double toit traditionnel en tuiles vertes et aux formes élégantes, comme un îlot intemporel dans un monde futuriste, les sommets des buildings disparaissaient dans les nuages et par moment, tout là-haut, le flash d’un panneau publicitaire géant ionisait la brume d’un plasma bleuté. C’en était presque beau.

Mais au fond, qu’est-ce qui ne l’est pas dans la brume ? Cette brume qui tout à l’heure avait transformé le jardin de l’ancien palais royal en une aquarelle chinoise du 17eme siècle. L’avais-tu remarqué Frédéric ? Avais-tu remarqué qu’à la faveur d’une trouée, la brume avait laissé apparaître un groupe de courtisanes se promenant dans leur robes amples et colorées, tandis que de jeunes scribes coiffés de leurs hauts chapeaux coniques les espionnaient de derrière les piliers de la pagode ? Alors que tu débattais avec passion de la supériorité de la caméra du Samsung S20 sur celui de l’iPhone 10, tandis que nous arpentions les travées arborées du jardin, as-tu seulement remarqué comme la brume nous isolait de la ville autour, effaçant pour un moment la frontière du temps ? Qui aurait alors pu dire en cet instant dans quelle époque nous nous trouvions ? Je sais Frédéric, je sais que de pouvoir vérifier sur ton téléphone portable le niveau d’humidité dans le garage de ta maison en France, alors que l’on est en Corée est un sujet qui mérite toute mon attention, mais vois-tu Frédéric , ce qui m’intéresse moi, c’est de savoir combien de temps encore, ce lieu hors du temps, cet écrin préservé, dans lequel je voudrais me cacher lorsque toute cette pagaille finira par imploser, pour combien de temps encore pourra-t-il résister avant d’être à son tour avalé par la ville, ce blob rampant, qui s’étend comme une tache de pétrole à la surface du monde… 

pagode dans la brume seoul
pagode lac gelé en hiver seoul
temple au milieu du lac gelé dans la brume
Previous
Previous

Une lumière dans la Nuit

Next
Next

La source du mal