L’Ascension du Gunung Kerinci

 —    Alors les athlètes, ça y est, vous êtes fin prêts ? Vous vous êtes entraîné comme des bêtes ?

—    Pfff ! l’entrainement c’est pour les faibles ! Nous on préfère tout miser sur l’insolence de la jeunesse.

 Chers lecteurs, croyez-moi bien, c’est une chose de faire les fiérots devant les amis à Singapour, la veille du départ, en descendant des grosses pintes de bières, c’en est une autre de se retrouver en Indonésie deux jours plus tard, avec en face de soi, la grosse montagne à monter.

Le Kerinci est là devant nous, énorme, comme semblant flotter au-dessus de de l’horizon. Avec Andy, nous l’observons en silence à travers les vitres sales de la guesthouse tandis que le soleil déclinant embrase son sommet. Demain sera une journée de souffrance, nous le savons.   

 Le lendemain à 7:00, nous partons en voiture sur une petite route cahoteuse à travers les plantations de thé, auxquelles succèdent des champs de pommes de terre, de choux et de piments qui s’étagent sur les pentes fertiles du volcan. La vielle Toyota parvient péniblement à nous monter jusqu’à l’altitude de 1700 m, où la route s’arrête. Au-dessus c’est la forêt qui commence. Le chauffeur nous dépose en laissant tourner le moteur, sans lâcher un mot il nous pointe du doigt le départ du sentier puis repars sans perdre un instant. Nous voilà seuls avec nos sacs à l’orée de la jungle.   

 C’est le passage de frontière, le moment où il faut quitter le monde familier des hommes pour s’enfoncer dans celui du sauvage. Le moment où l’appel de l’aventure prends le pas sur l’appréhension et nous pousse, après un dernier regard en arrière, à nous engager sur le petit chemin qui s’enfonce dans la végétation.

La forêt est dense, oppressante, l’atmosphère est humide, compacte. La progression est difficile à travers cette jungle d’altitude, territoire des derniers tigres de Sumatra. Nous ne voyons qu’à quelques pas devant nous, notre univers s’est réduit à notre périmètre immédiat. Nous sommes dans une bulle qui se déplace avec nous au fond d’un océan vert. Les heures défilent et l’on commence à rêver de grands espaces.  

Sournoisement la pente s’accentue et le chemin se transforme peu à peu en une sorte d'escalier interminable constitué de racines enchevêtrées et de boue glissante. C’est la montée en enfer. Je convoque mes forces disponibles : l’insolence de la jeunesse manque à l’appel, traitrise ! Que reste-il ? L’orgueil de ne pas abandonner avant Andy ? Pas très noble mais bon, ça fera l’affaire pour le moment. Il faut maintenant s'aider des mains pour monter, deux pas en avant pour un pas en arrière. Nous traversons des nappes de brumes qui s’accrochent au volcan. Des silhouettes de plantes immenses apparaissent par moments au détour du chemin puis repartent dans la nuit des temps, tandis que des singes hurlent dans le lointain.

À mesure que nous transitons de la jungle vers la forêt subalpine, nous remontons le long d’étroites rigoles creusées par les torrents de boue qui dévalent les pentes du volcan lors des fortes pluies. Comme des cheminées qui nous aspirent par le haut, vers la sortie et vers la lumière. Enfin après une interminable bataille, le terrain se dégage et les arbres laissent place à un tapis de rhododendrons. Nous sommes fourbus.

A 3300m au milieu de la pente raide et battue par les vents, sur une petite terrasse avec juste la place pour planter nos tentes, nous établissons notre campement pour la nuit. L’imposant cône sommitale nous surplombe comme une vague énorme sur le point de déferler. Par moments, des fumées blanches s’envolent vers le ciel. Les nuages roulent en contrebas, nous sommes coupés du monde. La nuit tombe et la température chute.

Emmitouflés et tout habillés dans nos sacs de couchages, nous essayons malgré le vent qui s’acharne sur nos tentes, de trouver le repos avant de partir dans quelques heures pour l’ascension finale. Au milieu de la nuit, je me lève et sors de ma tente pour une envie pressante, loin en bas dans la plaine, les lumières blanches des villages scintillent à travers les nuages et font échos à la voie lactée au-dessus de moi, j'ai l'impression d'être seul dans un vol de nuit.

le campement pour la nuit, sous le sommet

Après une courte nuit sans sommeil, vers 4h du matin, nous partons à l’assaut du sommet. Un vent violent et glacial balaye les pentes désertiques du cône volcanique, l'ascension est très raide, dans le faisceau de nos lampes frontales, le sol semble être constitué de roche de lave et de boue durcie. Nous grimpons en suivant une rigole qui nous abrite du vent. Nous sommes rapides, très rapides et atteignons 3800m un peu avant 5h30. Nous nous arrêtons dans une petite faille pour nous pelotonner à l’abris du vent en attendant le lever du jour. 

Lorsqu’enfin les premières lueurs apparaissent sur l’horizon, nous sortons de notre tranchée et nous franchissions les derniers mètres qui nous séparent du but tant espéré.  

Ce sommet qui nous obsède depuis le moment où l’idée de cette ascension a germé dans nos têtes. Tout ce temps où l’on se demande : « à quoi ressemble-t-il ? Est-il plat ? Est-il parsemé de roches ? Le sol est-il friable ? Que va-t-on trouver là-haut ? » On tente de se l’imaginer, de se visualiser en train de l’arpenter comme un astronaute marchant pour la première fois sur un nouveau monde. Mais aucune image mentale, aucune expérience de pensée ne saurait se rapprocher de ce que nous y découvrons réellement le jour où nous l’atteignons pour de bon : en prenant pied sur le sommet, se révèle à nous un monde lunaire de désolation. Nous sommes sur le rebord d’un immense cratère dont on ne voit pas le fond, des fumeroles s’en échappent ainsi qu’une irrésistible sensation de fin de monde. Nous avons atteint la porte de l’enfer. Il suffirait d’un pas. A ce moment précis, sur ce caillou perché à la frontière de l’absolu, nous sommes seuls sur terre. Et s’il fallait trouver une raison aux souffrances que l’on s’inflige à gravir les montagnes, ce serait celle-ci. Je suis bien ici, je voudrais rester plus longtemps, peut-être même éternellement. Mais derrière nous, loin en contrebas dans la vallée, les nappes de brumes se parent de couleurs qui réchauffent le cœur dans les lumières naissantes de l’aube. Alors nous faisons demi-tour et entamons notre longue redescente.  

l’arrivée au sommet





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Interlude Javanaise