Singapore Spleen

 La mer est marron, des tankers passent au large.  Des bouteille vides et des vieux sachets de nouilles instantanées viennent s’échouer à mes pieds, sur la plage artificielle. En face, se dessinent les rivages boisés de la Malaisie, si proche et pourtant si loin. Un bras de mer de quelques encablures à peine, mais sillonnés sans relâche par les vedettes des garde-côtes pour empêcher quiconque d’entrer. À moins que ce soit d’en sortir. Je ferme les yeux, pour un instant seulement j’imagine que les six millions de personnes qui grouillent derrière moi, avec lesquels je suis coincé dans cette moiteur équatoriale, ont disparu. Pendant un instant, je suis sur l’océan, je vogue sans destination, libre. Une voiture klaxonne et l’illusion disparait, je rouvre les yeux.  

Je marche à travers le dédale sans fin des bars d’immeubles symétriques en béton. Sur les façades de grands numéros sont peints, comme les blocs d’une cité carcérale soviétique en surpopulation. Je dégouline, il fait une chaleur à crever, peu importe le moment de la journée ou le jour de l’année. En plus il pleut tout le temps et c‘est infesté de moustiques. Mais qu’est ce qui a bien pu passer par la tête de Sir Stamford Raffles pour avoir l’idée de fonder une ville dans un endroit pareil ? Moi lorsqu’on me demande ce que je préfère de Singapour, je réponds « le hall de départ de son aéroport », mais les singapouriens, eux, lorsque les anglais ont fini par lever le camp, au lieu de s’enfuir en vitesse, comme l’aurait fait n’importe peuple sensé et bien ils sont restés. Et comme si la vie sous un tel climat n’était pas assez pénible comme ça, ils se sont dit que ce serait pas mal de créer en plus un état autoritaire où tout ou presque serait interdit. Et c’est comme ça qu’aujourd’hui au sommet de cet alcatraz asiatique, un pouvoir tutélaire veille sur nous. A travers des centaines de milliers de cameras il nous observe en silence, suit le moindre de nos déplacements, analyse chacun de nos comportements. Aucune zone d’ombre, aucun angle mort n’échappe à son oeuil implacable. Mais ce n’est pas suffisant, alors il traque maintenant les positions des téléphones portables, il veut savoir, dans quel magasin on va, à qui l’on rend visite et pendant combien de temps. Sans doute aimerait-il également savoir ce que l’on se dit et pourquoi pas un jour aussi, ce que l’on pense. Il procède par petits bonds, une petite mesure liberticide à la fois, et il ne revient jamais en arrière, ça s’appelle « l’effet cliquet ». Mais c’est un état bienveillant, il veille sur nous comme un père sévère sur ses enfants, il veut notre bien-être, et le bien-être ça commence par la sécurité. Car nous ne le savons pas mais nous sommes en danger : la pluie, le vélo, les activités nautiques ou simplement de plein air, le camping, la mer, les barbecues sur la plage, le sport, les trottoirs glissants, l’eau, les linteaux de portes un peu bas, les branches d’arbres… le danger guette partout, mais heureusement le gouvernement est là pour nous protéger. Il ne laissera plus rien nous arriver. Il s’est donné l’objectif de supprimer la totalité des risques de l’existence quitte à supprimer jusqu’à celui de vivre. En fait, lorsque l’on habite à Singapour, il faut partir du principe que par défaut, tout est interdit, et que ce qui est autorisé est l’exception. La devise d’Obama était « Yes we can », celle de Singapour est : « nope, you can’t ». Échapper à la folie est une course perpétuelle pour trouver les petites failles de liberté et essayer d’en profiter avant que le gouvernement ne les identifie et s’empresse de les combler à coup de règlementations et d’interdits.

Alors comment en est-on arrivé-là ? Comment les Singapouriens se sont-ils retrouvés piégés dans cet enfer sécuritaire ? Il a certainement dû se passer quelque chose de terrible à un moment ou à un autre de leur (très courte) Histoire, un de ces traumatisme originel qui marque un peuple au fer rouge. Mais lorsqu’on s’y plonge, on ne trouve ni trace de coup d’état, ni dictateur fasciste, ni même de révolution communiste. Non, l’Histoire de Singapour, c’est tout simplement l’histoire d’un peuple qui a décidé d’abandonner sa liberté afin de pouvoir devenir une société d’enfants assistés. C’est dur à accepter au début car au fond on est tous un peu rousseauistes. On a besoin de croire que les hommes sont bons et que ce sont les gouvernements cupides et corrompus qui les trahissent. Alors comme pour se prouver à nous même notre théorie, on décide de mener notre petite enquête, on discute avec l’homme de la rue, les chauffeurs de taxi, les collègues de bureaux, les amis. Et puis au bout d’un moment, il devient impossible de nier que l’on s’est trompé sur toute la ligne. Non seulement les singapouriens, en majorité approuvent leur gouvernement, mais ils pensent même qu’il ne va pas assez loin. Oui vous savez bien lu, ils veulent d’avantage de restrictions de liberté. Les peuples ont les gouvernements qu’ils méritent.

La société Singapourienne c’est une société qui est devenue trop riche, trop vite. Comme si son niveau de vie s’était hissé au delà des autres pays développés alors que ses valeurs seraient restées celles d’un pays du tiers monde. Ce sont des pauvres-riches, qui vivent en riches mais pensent encore en pauvres, dont l’ambition se borne à s’enrichir pour pouvoir consommer, consommer pour exister. Tous savent calculer l’amortissement d’un taux d’intérêt dès l’âge de cinq ans mais personne ne semble avoir jamais ouvert un livre de poésie, ni même de quoi que ce soit d’autre d’ailleurs, si ce n’est peut-être la biographie de Jack Ma ou de Warren Buffet. Ainsi ils n’ont aucune connaissance du passé, ils vivent dans un éternel présent matérialiste où la notion de future n’est envisagée que sous l’aspect d’un investissement financier ou du remboursement d’un prêt. Dans ces conditions, chaque centimètre carré du territoire est évalué à l’aune de sa rentabilité financière, les espaces naturels ne rapportant rien, disparaissent sous la construction effrénée d’immeubles de luxes et de centre d’achats. S’enrichir d’un coté pour consommer de l’autre. Les rares espaces naturels restants ne sont tolérés qu’à condition qu’ils soient bien domestiqués, idéalement enfermés dans des cages de verre, et quadrillés par des chemins bétonnés dont il est formellement interdit de sortir. Des armées de coupeurs d’herbe et tailleurs de haies les sillonnent sans relâche pour traquer la moindre tige qui oserait dépasser. Chaque arbre est élagué, aucune feuille morte ne doit trainer. Les fleurs ne poussent que là où on leur demande et seulement quand on leur demande.

Les Hommes en sont réduits à leur simple utilité économique, les individus s’effacent, remplacés par des nombres, gérés par une administration froide et désincarnée. Des volumes de travailleurs immigrés sont importés et réexportés en fonctions des besoins et des taux sur le grand marché de la misère du monde. Et si la population Singapourienne exprime en majorité sa xénophobie décomplexée, ce sont pourtant ces armées de travailleurs immigrés, sorte d’esclaves modernes qui font tourner le pays. Dans des conditions parfois inhumaines, ce sont eux qui assurent toutes ces taches essentielles allant de la cuisine jusqu’à la construction des routes et des bâtiments. Que dire des valeurs confucianistes d’un pays ou l’on se dit respecter les anciens mais ou on a pas de problèmes a les laisser nettoyer les tables des foodcourt jusqu'à ce qu’ils meurent et où l’individu est sensé s’effacer au profit du collectif mais où on coupe les files d’attentes, ne vous laisse pas sortir du métro ou vous insérer sur l’autoroute ? Est-il besoin également d’évoquer la place des femmes ? Traitées comme des objets fragiles et idolâtrés, et qui se comportent comme des petites princesses capricieuses, dont la seule ambition semble être de jouer avec des petits chiens, en attendant qu’on les emmène diner dans des restaurants très chers, où elles pourront prendre des photos de leur assiette pour les poster sur Instagram.  Car voilà au moins la grande passion qui les unit tous : la vénération pour la nourriture, sorte de vieux réflex profondément ancré dans l’inconscient collectif, souvenir d’une époque où les famines existaient encore et où manger à sa faim était un rêve compréhensible mais qui, aujourd’hui dans l’un des pays les plus riches du monde, parait totalement absurde. Parmi l’immensité des sujets d’intérêt qui peuvent remplir une vie, c’est quand même navrant de n’avoir comme seul horizon indépassable que des ailes de poulet. »

Beaucoup d’articles ont décrit Singapour comme une ville modèle et comme un laboratoire de la société de demain.  Je suis d’accord au moins sur le deuxième point, en espérant que cette fois-ci les systèmes de confinement du laboratoire seront suffisamment solides pour contenir cette expérience qui a mal tourné et l’empêcher de se répandre à travers le monde.

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