Rendez-vous secret sous la mer
Du bord de la falaise nous sommes là à scruter la mer en silence, à la flairer, à prendre son pouls. Tous les sens en alerte, nous tentons d’évaluer son humeur du jour, attentifs aux moindres signaux du danger qui couve sous son calme apparent. Une houle longue mais puissante la soulève par intervalle comme la respiration d’une bête énorme au sommeil léger et qu’un rien suffirait à réveiller. Au fond de moi, une impression de malaise commence à se répandre insidieusement comme un signal d’alarme envoyé depuis mon instinct profond et qui tente de se frayer un chemin jusqu’à ma raison. Mais celle-ci est sourde : aujourd’hui est notre seule fenêtre d’opportunité pour se mettre à l’eau, malgré les mauvaises conditions, la décision est déjà prise depuis longtemps en réalité. Alors, avec tout notre attirail sur le dos, nous descendons avec précaution la falaise par le petit sentier escarpé. À mesure que nous nous approchons de la mer, sa présence se fait plus intense, l’air se refroidit et les vagues qui cognent en contrebas faisant vibrer jusqu’à la roche sous nos pieds, semblent redoubler de force comme si, détectant notre présence, la mer se mettait en alerte, telle une citadelle activant ses défenses pour nous dissuader d’y pénétrer et tenter d’en dérober les richesses qu’elle cache en son sein. Car maintenant que la décision est prise, une seule question nous habite encore : seront-elles là cette année ?
Engoncés dans nos combinaisons épaisses, nous avons l’air de cosmonautes qui progressent gauchement dans le sable meuble. Nous ne sommes plus adaptés pour la terre et il devient urgent de gagner la mer pour nous soustraire à la pesanteur oppressante. Dans le champ de vision embué de mon masque, je distingue la silhouette de mon père et de mes deux cousins devant moi, déjà dans l’eau jusqu’à la taille, qui tentent de passer la barrière des vagues qui brisent devant la plage. Calculer le bon moment et se lancer, quelques coups de palmes énergiques et l’on est de l’autre côté. Une fois au milieu de la mer, j’ai l’impression d’être un bouchon de liège, balloté par les flots, la cote pourtant pas loin disparait par intermittence derrière la crête des vagues qui semblent danser tout autour de moi, je n’arrive pas à m’équilibrer, je ne vois plus personne.
Faire le vide, reprendre le contrôle sur son espace intérieur pour en repousser à la frontière les éléments qui se déchainent dehors. J’inspire, j’expire. J’arrête de lutter et je me laisse flotter, j’inspire et j’expire à nouveau. Mon rythme cardiaque se calme, je me mets au diapason de l’océan, je laisse le cliquetis emplir ma tête. La température du corps s’équilibre et le froid mordant de l’eau laisse maintenant place à une sensation de bienêtre. Ça y est, je suis redevenu une créature marine prête à faire corps avec mon élément. Je prends une grande inspiration et je plonge vers les profondeurs, aveugle à travers la couche d’eau rendue opaque par le brassage de ces derniers jours. Il fait de plus en plus sombre à mesure que je m’enfonce vers le fond. Enfin après une descente qui parait interminable, dans le dernier mètre, comme sortant d’un nuage, le monde d’en bas apparait alors, baignant dans un clair-obscur verdâtre. C’est une surface rocheuse et chaotique, un dédale de failles, de pointes et d’arrêtes saillantes, à la surface desquelles s’accrochent des massifs épars d’algues aux longues frondes visqueuses et bosselées qui ondulent paresseusement dans le ressac. Lentement je survole ce paysage bouleversé, comme un rapace à la recherche de ses proies. Et alors enfin je les aperçois, carapaçonnées dans leurs armures, elles attendent immobiles, posées sur les rochers. Cette année encore, les araignées de mers sont là.
Il ne faut pas trainer, je les attrape à la main, et les mets dans le filet accroché à ma ceinture. Elles sont grosses comme des ballons de basket. Elles ne peuvent pas me pincer mais les épines acérées de leurs pattes puissantes traverse le néoprène de mes gants. Après une dizaine d’apnées, mon filet est plein et commence à m’entrainer vers le fond, il est temps de rentrer.
De retour sur la plage, je retrouve les miens. Les membres de notre famille sont venus nous attendre comme chaque année. Nous sortons sur le sable devant leurs yeux impatients notre butin ramené du fond de la mer. À la lumière du jour nous pouvons maintenant les admirer à notre guise, leur carapaces rouges étincelantes, hérissées de piquants, parfaites machines de guerre aux longues pattes articulées, sublimes dans leur monstruosité, comme des créatures extraterrestres qui tous les ans, au printemps, depuis des milliers d’années, entreprennent ce grand voyage jusqu’à nos cotes. Ce pèlerinage mystérieux qui a fini par rythmer la vie de notre famille, comme un rituel qui se transmet de générations en générations, et qui chaque année, nous permets de nous retrouver et de nous accorder tous ensemble au rythme profond du monde.