Une nuit chez les Batek
Ce dont je me rappel surtout, c’était le vacarme que faisait la pluie de mousson sur le toit de tôle. Des gouttes grosses comme des noisettes qui tambourinaient furieusement depuis tout à l’heure quand l’orage de fin d’après-midi s’était enfin décidé à craquer. Silencieux, nous observions l’eau dégringoler du toit en épais rideaux, comme hypnotisés par ce spectacle. À part nous deux, il n’y avait pas grand monde dans ce restaurant sur pilotis, dont le plancher disjoint laissait voir les eaux boueuses du fleuve en dessous. Pas étonnant, en plein pendant Hari Raya, qui d’autre viendrait se perdre ici, dans ce village aux portes de la jungle malaisienne, que deux touristes français, dont le gout pour l’aventure n’avait d’égal que leur manque de préparation ? Evidemment, à cette époque de l’année, aucun guide non plus n‘était disponible pour nous emmener randonner dans la jungle comme nous l’espérions en venant ici. « On aurait dû s’en douter » dis-je à Maxime, à qui ce genre de considération passait totalement au-dessus de la tête. Lui qui le matin avait pour habitude de partir au travail sans se préoccuper d’emmener ses clefs et qui, le soir venu, comptait sur sa bonne étoile pour qu’au moins Lionel ou moi soient rentré avant lui à l’appartement pour lui ouvrir. Alors vous pensez bien que se poser la question de pouvoir trouver un guide dans la jungle…
Nous en étions quitte pour une nouvelle tournée de bière tiédasse qui ferait passer la pluie, avant d’aller nous chercher un moyen de rentrer le lendemain sur Kuala Lumpur, lorsque je remarquai dans le fond de la pièce, dissimulé par l’ombre d’une table, une silhouette que je pris d’abord pour celle d’un enfant mais qui, à ma grande surprise, lorsque je me décalai pour mieux voir, se révéla être celle d’un homme adulte d’à peine un mètre quarante et à la peau noire, semblable en tous points à ces africains du Kalahari que l’on voit parfois dans les documentaires de National Geographic, et que pour être honnête, je ne me serais jamais attendu à rencontrer un jour au fin fond de la Malaisie. D’ailleurs, lui-même semblait conscient de la singularité de sa présence en ce lieu, car il avait cet air hésitant, que l’on peut avoir lorsque l’on est plongé dans un environnement qui nous est étranger, il se tenait là intimidé, près du mur debout à l’écart des autres, dans une attitude indécise. De toute évidence il ne semblait pas être un client, que faisait-il là ? Il n’en fallait pas plus pour attiser notre curiosité. Renseignements pris auprès du serveur : cet homme était un Batek, un des derniers peuples de chasseurs-cueilleurs, vivant au cœur de la jungle. Les Batek habitaient un village quelque part dans la forêt, en remontant le fleuve, qu’ils ne quittaient que rarement mais il arrivait parfois, nous expliqua le serveur, que certains s’aventurent en ville pour chercher des médicaments ou se faire embaucher temporairement comme manœuvre sur des chantiers.
Vous le savez comme moi, dans la vie il y a les moments où l’on a l’impression de chercher son chemin à tâtons à travers une épaisse couche de brouillard, et il y en a d’autres, où au contraire, on pourrait jurer que des signes immanquables ont comme été sciemment placés devant notre nez pour nous indiquer la voie à suivre. Et lorsqu’un de ces signes se présente, et bien, il faut le suivre. Nous sommes donc allés voir ce Batek, pour lui demander si par hasard, il serait d’accord pour nous servir de guide dans la jungle, ce qu’il accepta. Avec l’aide du serveur qui faisait la traduction, nous avons rapidement convenu des détails pratiques et rendez-vous fut pris pour le lendemain matin au bord du fleuve pour le départ. Notre chemin venait de croiser celui d‘Abo, grâce à qui, nous ne le savions pas encore, nous allions vivre une des expériences humaines les plus marquantes de notre vie.
Quand on est dans un de ces moments, où le chemin se déroule de lui-même devant nous, comme un long ruban lumineux, rien ne peut échouer, aussi, nous ne fumes pas surpris de trouver Abo exactement à l’heure au point de rendez-vous le lendemain matin, lorsque nous arrivâmes au débarcadère, après une courte nuit d’un sommeil hanté par les coassements moqueurs des geckos nous observant, tapis dans les recoins sombres de nos chambres humides. Et après avoir pris place à bord d’une pirogue juste assez grande pour nous trois, en veillant à bien répartir les sacs pour nous équilibrer, nous partîmes dans l’obscurité en laissant derrière nous la ville encore endormie.
La pirogue glissait sur le miroir en coupant la nappe d’évaporation qui s’était formée pendant la nuit à sa surface. Au bout d’un moment, les rives n’étant plus visibles et la couche d’eau s’étant soudée à celle de brume par le premier rayon de soleil, il n’était plus possible de distinguer l’endroit de l’envers, nous pouvions tout aussi bien voguer sur un nuage. Ce moment suspendu dura une quinzaine de minutes et puis soudain, la brume se dissipa et découvrit la forêt de part et d’autre comme les murs végétaux d’un canyon qui se rétrécissait à mesure que nous nous enfoncions toujours plus profondément au cœur de la jungle. Nous remontâmes les méandres du fleuve pendant de longues heures. Par endroits, le niveau de l’eau trop faible nous obligeait à descendre et marcher les pieds dans l’eau en poussant la pirogue pour pouvoir passer. Sur les rives la végétation formait de lourds rideaux impénétrables qui tombaient dans l’eau, sans laisser la moindre trouée sur le monde étrange qui devait s’y cacher derrière et qu’à ce moment nous ne pouvions qu’imaginer. Enfin, à un point que seul Abo était capable de distinguer dans la monotonie végétale, nous arrêtâmes la pirogue et la hissâmes sur la berge, nous prîmes nos sacs ainsi que le matériel et suivant Abo, nous pénétrâmes dans la forêt.
Celle-ci était sombre, la végétation dense rendant la progression difficile, nous obligeant à écarter devant nous les lianes et les grandes feuilles d’un vert intense renforcé par une humidité si élevée qu’elle semblait former une gangue visqueuse en suspension dans l’air. Loin du concert des animaux que l’on est en droit d’attendre dans la jungle, celle-ci au contraire était d’un silence oppressant. Nous ne croisâmes ni singe, ni serpent, ni oiseaux, rien. À croire que le monde animal se terrait à notre passage, retenant son souffle, ébahi par l’intrusion effrontée de l’homme dans leur forêt oubliée. Vers la fin d’après-midi, il se mit à pleuvoir et la lumière déjà faible déclina très rapidement, de sorte qu’il faisait complètement nuit lorsque nous arrivâmes enfin, trempés et fourbus à une grotte, ou plutôt un abri sous roche formé par une falaise en dévers, qui serait notre campement pour la nuit. Tandis qu’Abo alluma un feu pour faire bouillir le diner, avec Maxime nous allâmes nous débarrasser dans un ruisseau non loin, de la boue et du sang séché des morsures de sangsues. Dans l’eau froide et peu profonde, des myriades de petits poissons attirés par la lumière de nos lampes frontales venaient nous picorer la peau. Après un repas réconfortant, terrassés par la fatigue, nous nous endormîmes rapidement dans nos sacs de couchage, pour nous réveiller pourtant quelques heures plus tard au milieu de la nuit, tirés de notre sommeil par une véritable cacophonie de hululements, de coassements, de mugissements et autres plaintes sonores du bestiaire de la forêt réuni au grand complet, qui s’étant retenu toute la journée, laissait alors libre court à l’entière richesse de son répertoire. Le lendemain nous reprîmes notre marche à travers la jungle. À plusieurs reprises nous trouvâmes des bouses d’éléphants, notamment à l’entrée de grottes, sur les parois desquelles, ils aiment venir y lécher le sel qui en suinte, mais nous ne vîmes pas plus d’animaux que le veille. Et puis, en fin d’après-midi, après une longue marche éprouvante nous atteignîmes le cœur profond de la forêt, et au milieu de celui-ci, une clairière avec un petit village de cinq ou six huttes : le village d’Abo.
Tout le village était réuni à notre arrivée, c’est-à-dire une trentaine de personnes tout au plus, avec une majorité d’enfants. Aurions-nous été des créatures d’une autre planète descendant l’échelle de notre vaisseau spatial, qu’ils n’auraient probablement pas eu l’air plus étonnés. Les enfants, avec des tignasses en pagaille nous observaient peu intimidés avec de grands sourires malicieux tandis que les adultes, plus graves, restaient un peu en retrait. Abo nous conduisit alors à une petite hutte qui nous fut attribuée juste pour Maxime et moi puis nous fit visiter le village, dans lequel nous ne vîmes aucune trace de confort moderne, pas même le moindre appareil mécanique. Nous découvrions une communauté, en symbiose avec sa forêt, et dont le mode de vie en dépendait entièrement depuis des milliers de générations. Nous étions dans la matrice du monde.
Le soir venu, nous fûmes invités par le chef du village à venir partager le diner de sa famille. Assis autour d’un feu a même le sol sur la terre battue, nous nous regardions en souriant en attendant que le repas cuise. Il n’y avait qu’une petite casserole de riz et une cuisse de poulet pour tous, certainement pas suffisant pour la famille et encore moins avec nous deux en plus. Et néanmoins, ils partageaient avec nous. Nous sortîmes alors le pain de mie et autres provisions qu’il nous restait de notre trek et petit à petit c’est pratiquement tout le village qui défila à tour de rôle pour pouvoir manger. Nous comprîmes que ces gens étaient en vérité au bord de la famine.
Le lendemain dans la pirogue qui nous ramenait vers la civilisation, et notre vie de jeunes expats fêtards et insouciants, nous sommes restés silencieux, conscients d’avoir été les témoins de la beauté triste d’un peuple sur le point de disparaitre.