Interlude Javanaise
C’était une heure avancée de la nuit et le parking de la petite gare routière de G… était désert. Je ne savais plus très bien depuis combien de temps j’attendais, assis sur ce banc sous la lumière blafarde de l’unique lampadaire. Une myriade de moustiques et de papillons tournoyaient dans le halo en un ballet désordonné. Par moment, dans un vrombissement venant du fond de l’obscurité, un lourd insecte se joignait à la ronde pour quelques tours, avant de repartir vers la forêt, rejoindre le bestiaire grouillant des créatures de la nuit.
« Parfois des tigres viennent se promener jusque sur le parking. » Je sursautai. Un petit homme se trouvait là, debout à côté du banc. Depuis combien de temps attendait-il ici ? Je ne n’en avais aucune idée. Sans doute avais-je du m’assoupir un instant pour ne pas l’avoir entendu arriver.
« C’est surtout lors de la mousson », reprît-il. « Lorsque les arbres sont fragilisés par le poids de l’eau dans les feuilles, les tigres sortent de la forêt.»
« Vous…vous en avez déjà vu ? » Demandais-je interloqué
« Oui souvent »
« et… ils ne vous ont jamais attaqué ?
« Jamais » dit-il en me souriant, « je suis un de Ses fils et les tigres le savent »
« Un de ses fils ? »
« Oui »
L’homme paraissait très vieux. Il ne portait pour tout vêtement qu’un court sarong délavé autour de la taille et la lumière du lampadaire faisait briller la peau tannée de son maigre torse, comme le cuir lisse d’un canapé usé. Il ne paraissait pas très stable sur des jambes noueuses et s’appuyait d’une main sur un vieux balai déplumé. Probablement qu’il devait s’agir du gardien de la gare. J’allais le lui demander mais l’homme fut plus rapide.
« Où allez-vous ? » me demanda-t-il ?
« K… » répondis-je « Je viens de P… où je me suis baigné dans l’océan Pacifique ce matin et je vais à K..., où je compte me baigner dans l’océan Indien demain soir.»
Il hocha la tête sans paraître surpris. Les locaux s’étaient habitués aux touristes et leurs idées saugrenues. Certainement que faire deux jours entiers de bus dans le seul but de se baigner dans deux océans différents devait lui sembler complètement idiot mais il devait trouver cela normal de la part d’un étranger.
« Pour aller à K…, il faut d’abord prendre le bus de C…et là changer pour K…» dit-il en balayant négligemment quelques papiers qui traînaient sur le quai. Je l’avais effectivement lu dans mon guide de poche.
« En revanche ne traînez pas à C… » ajouta-il avec un regard qui me frappa par son intensité.
« Pourquoi ça ? » Demandai-je.
« Dans la montagne qui surplombe C... il s’y passe des choses étranges » Ca en revanche, ce n’était pas dans le livre.
« Des choses étranges ? » J’étais maintenant tout à fait réveillé « Mais quel genre de choses ? »
« Des choses qui nous dépassent » Il avait maintenant poussé les papiers dans une petite pelle «…et qu’il vaut mieux ne pas déranger ».
« comme une malédiction ? »
« oui une malédiction des dieux »
« DES dieux ? Vous voulez plutôt dire Allah ? »
« Non d’autres dieux » Il vida le contenu de la pelle dans la poubelle qui se trouvait à côté du banc et ajouta « des dieux anciens, bien avant Allah» Puis il me fit un petit signe de le la main, signifiant qu’il n’en dirait pas plus et il parti vers la gare en trainant son balai derrière lui.
« Attendez, je veux en savoir plus » lui criai-je dans son dos.
« Je sais » dit-il sans se retourner « je sais » « ils veulent toujours en savoir plus »
Arrivé à la gare routière de C… il était devenu évident que le bus pour K…n’avait plus aucun intérêt. Aussi, je traversai résolument la rue en direction d’un groupe de moto-taxi dans l’espoir d’en dénicher un qui accepte de me conduire dans la montagne. Je les trouvai, assis sur leurs motos, qui discutaient bruyamment en fumant des kreteks. En les approchant, je me doutais que la partie serait difficile à jouer, si l’avidité des chauffeurs de moto-taxi était légendaire, et un touriste dont on pourrait tirer un bon prix se refuserait difficilement, elle n’avait peut-être d’égale que leur superstition. La question était de savoir, laquelle des deux l’emporterait cette fois-ci. Et Après quelques négociations infructueuses, je dû me rendre à l’évidence que la balance penchait en faveur de la superstition. Sans succès, je m’apprêtais donc à renoncer et retourner à la gare de bus lorsqu’un des chauffeurs m’indiqua qu’il y en avait un qui lui, peut-être, accepterait. Un certain Adi, qui d’après ses collègues ne refusait jamais une course. Je repris espoir. Où pouvait-on trouver ce Adi ? Il finissait de déposer un client me dit-on. Je n’avais qu’à l’attendre ici, ce ne serait pas long. Je m’assis donc sur le rebord du trottoir et en effet, quinze minutes plus tard, le fameux Adi arriva. Au premier regard je su que c’était le bon. Vêtu d’un blouson en cuir de biker américain, il portait avec lui en surbrillance, cette aura difficile à décrire des hommes qui ont su s’affranchir des conventions. Cependant le Adi ne fut pas simple à convaincre et il fallut un bon quart d’heure de discussion et la promesse d’une confortable rallonge avant qu’il ne fasse “ok” de la tête et tapote le siège de derrière sur lequel je pris place en souriant intérieurement. L’aventure commençait
Sur la route au milieu des rizières, la moto d’Adi fonçait et moi assis derrière, je regardais le paysage défiler. Le vent était agréable. Sur le bas-côté, des enfants nous saluaient, le fracas du quotidien s’éloignait et pour un moment je me laissai bercer par la mélodie de la vie.
C’est après une petite pause, pour remplir le réservoir de la moto et vider les nôtres que les choses sérieuses commencèrent. Nous quittâmes la route principale pour une piste sinueuse qui serpentait à flanc de montagne. Adi dorénavant roulait doucement pour éviter les innombrables trous et crevasses qui parsemaient le chemin et il nous fallut à plusieurs reprises mettre pied à terre pour relancer la moto qui peinait dans les montées. Une forêt dense avait maintenant remplacé les cultures et la température baissait à mesure que nous montions. C’est à peu près à ce moment que je commençais à réaliser que quelque chose ne tournait pas rond. Une nappe de ce que je pensais alors être du brouillard, s’était imperceptiblement installée et avec elle une sorte de picotement dans les yeux. Les enfants avaient depuis longtemps déserté les bas-côtés et nous n’avions à vrai dire croisé personne depuis l’embranchement de la route principale.
Malgré la luminosité qui déclinait, nous poursuivions notre montée. Le phare de notre moto projetait un halo jaune sur la brume et c’est alors que je crû rêver: Il se mit à neiger. Je refusai d’abord cette idée: impossible sous ces latitudes tropicales, ni à cette température, qui bien que fraîche, ne devait cependant pas descendre en dessous des quinze degrés. Et pourtant de gros flocons traversaient abondamment le faisceau du phare et s’amoncelaient sur le sol en une couche duveteuse dans laquelle notre moto laissait une longue trace rectiligne. Malgré la barrière du langage, les heures de route passées derrière Adi m’avaient appris à le décoder et je pouvais maintenant juger, par le raidissement des muscles de son dos, de sa nervosité croissante. En effet la moto commençait à chasser dans les virages et la faible visibilité rendait la conduite dangereuse. Allait-il me laisser là ? Allait-il me dire de faire demi-tour ? D’ailleurs, valait-il mieux faire demi-tour ? Mais Adi, fidèle à sa réputation, continua. Et aujourd’hui je lui en suis immensément reconnaissant car ce que nous vîmes ensuite, lorsque le brouillard commença à se dissiper, restera à jamais gravé dans ma mémoire.
Imaginez un monde où toute couleur aurait disparu, à l’exception d’une seule, le marron. Ce monde est constitué des paysages, des arbres, des champs et des maisons que nous connaissons mais la seule couleur en est le marron. Pas le marron des champs labourés d’un mois de janvier breton, ni le marron du marc de café fumant qui sort de la machine mais un marron triste, un marron privé de sa couleur, dont il ne resterait simplement que l’idée. Les villages que nous traversions semblaient déserts. Pas un animal, pas un mouvement, pas un bruit. Les champs étaient à l’abandon, il n’y avait personne sur les routes. Une couche marron s’était déposée sur la vie, comme un voile dont on recouvre le salon avant une longue période d’absence. Je remarquai le blouson d’Adi, puis mes manches : nous aussi nous étions en train de devenir marron.
Enfin nous arrivâmes à ce qui semblait être le dernier village perché en haut de la montagne. Adi s’arrêta, me désigna les bicoques au fond de la rue puis sans un mot, reparti simplement, comme si notre incroyable périple ensemble n’avait pas compté pour lui. Parfois, lorsque je surprends des gens d’une culture très éloignée de la mienne à partager la même émotion que moi, je suis submergé par la conscience d’appartenir à l’humanité toute entière. Mais ce jour-là, au milieu de cette rue sale, je me sentais bien seul sur terre. C’est pourtant à cette occasion que je fis ma première rencontre avec un habitant de ce monde étrange.
Sur le pas de la porte d’une des maisons, une veille femme se réchauffait, assise devant un petit brasero dont émanait une lumière chaude, unique touche de couleur au milieu de ce tableau monochrome. Je m’approchai. Elle était très vielle, recouverte d’une couverture dont seulement son visage ridé émergeait. Ses yeux sans prunelles, semblables à deux charbons ardents paraissaient fixer quelque chose à travers le brasier. Étrangère à ma présence, elle murmurait dans une langue que, seul son interlocuteur d’outre-flamme probablement pouvait comprendre.
« C’est Baba la vielle femme du village », dit une voix devant moi. Une jeune femme était sortie de la maison et se tenait sur le porche. Elle paraissait avoir une vingtaine d’années et me souriait.
« Quel âge a-t-elle ? » Demandais-je
« Personne ne le sais. Elle est très vielle. » Puis elle ajouta « Elle était déjà au village avant nos parents et avant les parents de nos parents. »
Je n’étais pas sûr d’avoir bien saisi le sens mais elle reprit :
« Je suis Dewi »
« Pierre » répondis-je
« Vous cherchez une chambre pour la nuit ? »
« Heu oui »
« Je peux vous en louer une, suivez-moi, vous pourrez y déposer vos affaires »
Nous laissâmes la vielle femme à ses incantations et je suivi Dewi dans sa maison.
Une chaleur douce régnait dans l’unique pièce du rez-de-chaussée chauffée par un poêle, au côté duquel je pris place sur un petit tabouret en plastique. L’intérieur était sommaire, seulement éclairé par une petite lampe à pétrole solidement arrimée à une table basse. Dans un coin de la pièce, Dewi s’affairait à la préparation du dîner. Après un examen plus attentif je remarquais que les quelques meubles de la pièce avaient était fixés aux murs à l’aide de grosses équerres vissées comme pour les empêcher de se sauver. J’allais en demander la raison à Dewi lorsque soudain, en guise de réponse, le sol se mit à vibrer, d’abord faiblement, semblable au passage d’un métro puis plus nettement comme dans un avion qui traverse une couche de nuages.
« qu’est-ce qu’il se passe ?! » demandais-je en m’agrippant par reflexe à mon tabouret.
« Ho ça ce n’est rien » répondît Dewi qui continuait calmement à préparer le repas. « Parfois le village tout entier se met à tanguer comme un bateau sur la mer. »
« C’est un tremblement de terre ? » Demandai-je en essayant de me remettre de ma stupeur. Dewi avait épluchée deux carottes qu’elle s’appliquait maintenant à découper en fines lamelles.
« C’est Batara Guru qui est en colère » dit-elle « Mais nous sommes habitués maintenant. Nous avons appris à vivre avec. »
« Batara Guru ? »
« Oui, le dieu qui habite sous la montagne » dit Dewi qui apportait un récipient fait de feuilles tressées dont s’échappait des volutes blanches. « C’est un dieu terrible, la plupart du temps il dort. Il dort pendant des années mais un jour il se réveille et alors il est en colère. »
« Est-ce à cause de lui que tout est marron dehors ? » demandai-je en prenant le bol de riz blanc que Dewi me tendait.
« Oui lorsqu’il est en colère il crache de la cendre dans le ciel et elle retombe sur nous comme de la pluie » Dewi mimait la trajectoire des cendres avec la spatule qui décrivait une élégante parabole dans l’air avant de poursuivre « les anciens du village racontent qu’un jour Batara Guru a craché tellement de cendre qu’il a fait nuit pendant une année entière. »
« Mais vous n’avez jamais songé à quitter la montagne et partir vous installer ailleurs ? » demandais-je
« Non, nous savons que les colères de Batara Guru ne durent qu’un temps, il finit toujours par se calmer puis se rendormir » dit Dewi. Alors elle sourit et ajouta « Et après les colères de Batara Guru, les moissons sont très bonnes. »
« Est-ce que vous l’avez déjà vu ? » lui demandai-je « A quoi ressemble-t-il ? » Dewi se mit à rire et répondit « non, personne ne l’a jamais vu, ses colères sont beaucoup trop fortes pour que l’on puisse l’approcher, et lorsqu’il dort, il est caché sous la montagne. »
Je passais la nuit qui suivit à dériver entre deux eaux, sombrant dans des rêves où je voyais la vielle femme penchée au-dessus de moi, qui me fixait de ses yeux rouges et impénétrables. Elle me faisait signe de la suivre, je me levais et l’accompagnait dehors dans le froid jusqu’à l’entrée d’une grotte sombre au pied de la montagne. Là nous nous engouffrions à l’intérieur et je la suivais le long d’un interminable tunnel noir qui nous menait toujours plus profond au cœur de la montagne, ses yeux de braises flamboyaient dans la pénombre comme des phares dans la nuit. Alors nous arrivions à une gigantesque cavité, et la vieille femme avec des gestes exagérément lents se tournait vers moi, le doigt sur la bouche pour m’intimer le silence, elle avait un étrange rictus qui me mettais de plus en plus mal a l’aise. Alors je réalisais que derrière elle, dissimulé dans le noir, au fond de la cavité, quelque chose dormait, quelque chose de terrifiant. Épouvanté, mon regard allait à la vielle femme et je voyais celle-ci qui commençait à pouffer, les mains sur la bouche. Je sentais la panique m’envahir et tentais en silence de lui faire comprendre que nous devions partir sur le champ mais celle-ci ne parvenait plus à se contrôler et laissait maintenant échapper des gloussements sonores amplifiés par l’écho de la cavité. Alors, je m’immobilisais et écoutais l’obscurité avec angoisse. Et soudain la chose jusque-là silencieuse, commençait à remuer. Je m’arrachai alors à mon rêve pour me retrouver dans ma petite chambre qui tremblait du sol au plafond comme prise d’une quinte de toux.
Le lendemain matin je me réveillai de bonne heure avec le sentiment bizarre de savoir exactement ce que je devais faire ensuite. Je devais aller à la rencontre de Batara Guru. Malgré l’appréhension de ce que j’allais trouver là-haut, je devais savoir. La tempête s’était abattue sur la montagne pendant la nuit. Je rabattis la capuche de ma parka sur mon visage, referma la porte de la maison de Dewi derrière moi et m’engageai dans l’unique rue du village en luttant contre le vent et la pluie qui me cinglaient le visage. Je marchais comme cela jusqu’à la sortie du village où je m’arrêtai un instant. Au-delà, il n’y avait plus rien. Rien qu’une morne plaine balayée par les vents chargés de cendres en provenance du cratère non loin. La route continuait devant moi sur quelques dizaines de mètres encore avant de disparaître comme avalée par le néant. Et pourtant il fallait que je m’y engage, attiré par une force qui me commandait de laisser derrière moi la relative sécurité de ce village pour entrer dans le domaine interdit. Je lui obéis.
La couche de cendre duveteuse de la veille s’était changée en boue. Une boue sale et poisseuse qui collait à mes chaussures comme pour m’empêcher d’avancer. Je peinais à garder les yeux ouverts face aux bourrasques qui dévalaient la pente avec colère. Une immense puissance se déchaînait là-haut. Le dieu monstre laissait éclater toute l’ampleur de son courroux et moi, j’allais à lui.
Les choses faisaient de moins en moins de sens à mesure que j’approchais du but. Je m’étais égaré dans un monde qui n’était pas le mien. Je trébuchais sur des arbres déracinés à la dérive sur une mer de boue. Les nuages s’échappaient du sol et de la terre tombait en pluie du ciel obscurci. Des silhouettes sombres surgissaient devant moi pour danser sur ma conscience altérée par les effluves toxiques. Je finis par tomber à genoux, suffoqué et me mis à ramper pour parcourir les derniers mètres qui me séparaient du bord. Je devais voir. Rien d’autre désormais n’avait d’importance. Il fallait que je voie. Les deux mains sur le rebord, à bout de force, je me hissai jusqu’à ce que mes yeux dépassent. Et Alors je vis.
Tels des démons jaillissant des profondeurs, de gros nuages noirs de cendres s’échappaient furieusement vers le ciel, entraînés dans un immense vortex, tandis qu’un fracas formidable faisait trembler jusqu’au plus profond mon âme de petite souris, prise en train d’épier à travers le trou la serrure des enfers. L’énergie qui se déchaînait juste devant moi semblait sans limite. L’air pesait des tonnes, j’étais écrasé à plat ventre sur le sol, obligé de respirer par saccades. Soudain une douleur intense me mordit violement le mollet. Je roulais sur le dos et m’agrippai la jambe, une roche fumante et sifflante m’avait atteinte et avait laissé un trou béant dans mon pantalon au milieu duquel ma peau brûlée s’était fondue avec le textile. J’étais trop près. Je ne pouvais pas rester plus longtemps, je sentais que j’avais déjà largement dépassé le délai raisonnable. Il fallait maintenant que je m’arrache à cette force maléfique au plus vite. Mais au moment même où je parvenais à me repousser du bord, une trouée s’ouvrît dans le tourbillon devant moi, je senti tous mes poils se hérisser d’un seul coup et le temps d’un battement de cil, j’aperçus l’Entité.
En cet instant, ce fut comme si les chutes du Niagara avaient essayé d’entrer dans ma tête en une seule seconde et par toutes les issues à la fois. Je m’écroulai et perdis connaissance.
Lorsque je me réveillai, j’étais dans le lit de ma petite chambre dans la maison de Dewi. Comment étais-je redescendu du volcan ? Personne ne su me le dire. J’appris seulement par Dewi que l’on me trouva inanimé à l’entrée du village d’où l’on me transporta jusqu’à ce lit, où paraît-il, je dormis sans interruption trois jours durant. Le lendemain j’étais à nouveau sur pied, un villageois accepta de me redescendre dans la vallée, et laissant derrière moi la montagne maudite je repris le cours normale de mon périple vers l’océan Indien.
Lorsque l’on voyage seul pendant trop longtemps, on finit parfois par se perdre sur le chemin où les souvenirs et les rêves ne font plus qu’un. Aujourd’hui, plus de dix années ont passé depuis cette aventure. Je suis maintenant un adulte responsable, je prends le métro tous les matins avec d’autres gens qui portent des cravates et se rendent à leur travail et les lignes de chiffres austères sur mes tableaux excel ne laissent plus de place à l’émergence de la dimension poétique du réel. Avec du recul, j’ai fini par ranger cet épisode du côté du rêve. Je pense que c’est ce qu’il convenait de faire.
Pourtant en de rares occasions où je me trouve avoir le temps, il m’arrive de déroger à mon habitude de prendre des douches et de me faire à la place, couler un bon bain chaud dans lequel je me débarrasse avec bonheur de la tension du quotidien. Une fois relaxé par l’eau chaude et enveloppante, je m’attache à savonner avec soins chacun de mes membres apaisés un par un. Et alors que je m’occupe avec minutie de la jambe gauche, mes doigts s’arrêtent sur la cicatrice ronde et estompé qui orne l’arrière de mon mollet, comme une vielle amie dont j’aurais presque oublié l’existence et qui se rappelle à moi après tout ce temps.