Une lumière dans la Nuit
Comme un astronaute en partance pour une étoile lointaine, que l’ordinateur de bord qui a détecté une anomalie, sort de sa léthargie au milieu du voyage, je fus tiré du sommeil par une impression étrange. C’était déjà le soir et les dernières lumières disparaissaient sur le mur du salon, à côté du canapé sur lequel je m’étais assoupi, un livre à la main. Comme obéissant à une intuition, je me redressai alors et m’approchai de la fenêtre, par laquelle je vis, au loin, le feu du phare du cap Fréhel qui illuminait l’horizon à intervalles réguliers, tel le flash d’une balise de détresse d’un grand vaisseau en perdition, luttant pour ne pas être englouti dans la nuit tombante. Était-ce l’appel attendu ? À quand remontait la dernière fois que je l’avais entendu ? Mais il était si faible cette fois, parviendra-t-il seulement à traverser l’épaisseur du sarcophage ? Le temps semblait loin où un nuage qui s’accrochait au sommet des sapins suffisait à m’emporter. Depuis toutes ces années, chaque réunion de management du lundi, chaque samedi matin à faire la queue à la caisse du Super U, chaque attestation d’assurance auto que l’on scanne pour ensuite ranger consciencieusement dans le dossier d’archives de son ordinateur, sont autant de bandelettes de plâtre supplémentaires qui, une par une, viennent renforcer le sarcophage que la banalité du quotidien tisse autour de chacun d’entre nous, et dans lequel, on finit un jour, lorsqu’il est suffisamment épais, expurgé jusqu’à la dernière goutte de notre liquide vital, comme des momies de carton, à avoir triomphé de la mort mais sans pourtant avoir vraiment vécu, désormais incapable d’entendre l’appel du monde d’en face et encore moins d’y répondre. Les années passent et l’appel se fait moins audible il me semble. Attrapant une parka et mes clefs de voiture, je claquais la porte de chez moi sur ces doutes imbéciles : si par hasard c’était bien lui qui appelait là-bas sur l’horizon, au moins, fallait-il aller voir pour s’en assurer. Me laissant guider, je pris la direction du phare à travers les routes détrempées de la campagne bretonne.
S’approcher du cap Fréhel c’est comme s’approcher de l’horizon des évènements. À mesure que la route devient de plus en plus étroite et cahoteuse, les villages aux jardins bien tenus et aux églises jaunies par les lichens sont remplacés par quelques hameaux éparses, et enfin par de rares fermes isolées et austères. Les forêts touffues et entrecoupées de gras pâturages se muent en buissons de genêts fanés qui eux-mêmes finissent par céder la place à la lande de bruyères battue et brulée par les vents. C’est la zone hors-la-loi, qui n’appartient déjà plus au territoire des hommes, mais pas encore à celui d’en face non plus. Et au bout, tout au bord de la terre, comme un drapeau planté en territoire ennemi en signe de défi, le phare du cap Fréhel se dressait, face au large, scrutant la brume de son faisceau, telle une gigantesque lame double, à cisailler la nuit dans un grand mouvement tournant. Alors, au bout de ce paysage de fin des temps le trajet s’arrête et on arrive à ce point que l’on pensait improbable, comme quelque chose dont tout le monde connait l’existence théorique mais que personne n’a jamais vu et qui pourtant, ce soir-là était manifestement là juste devant moi : le bout de la route. Dans la pratique, les routes ne se finissent pas en se jetant théâtralement dans la mer ou par des blocs de béton surmontés d’une barrière rouge et blanche mais par un parking, qui était quasiment désert en cette saison et sur lequel je me garai rapidement.
A peine avais-je quitté le confort de la voiture pour m’engager sur le petit chemin qui mène au bout du cap, et je savais que j’entrais dans le domaine du sauvage. Les rudes ajoncs entrelacés de ronces fourbes me griffaient les chevilles à travers mon pantalon pourtant épais. Mais j’avançais fébrilement, comme irrésistiblement attiré par une force invisible. Il fallait aller au bout du cap, toucher ce phare à la silhouette robuste et rassurante. Je le rejoignis enfin et m’adossais à sa muraille de granite pour regarder les vagues sortir de la pénombre comme des bêtes énormes s’aventurant hors de la nuit pour venir lécher le pied de la falaise dans l’espoir, un jour de le faire tomber, ce phare qui ose jeter une lumière effrontée sur leur desseins meurtriers. Et bien à l’abris dans son halo protecteur, je pouvais alors contempler le monde d’en face comme on regarde un fauve tenu en respect par la flamme d’un feu de camp, et lui poser ces questions auxquelles il ne répondait jamais. Derrière moi le phare irradiait de toute sa puissance. Une fois de plus ce gardien solitaire du bout du monde, ce dernier rempart avant l’inconnu passerait la nuit seul sur son rocher, à veiller pendant que sur la terre, les hommes dormiront sur leurs deux oreilles.