UNCHARTED CHRONICLES

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La source du mal

   Qu’est-ce qui fit que je le remarquai ce soir-là plutôt qu’un autre ? Je ne saurais le dire. Depuis plus de deux ans, je passais pourtant devant tous les jours en voiture sur mon trajet de retour. Mais jamais jusqu’alors je n’avais fait attention à cet immense grillage qui longeait la route sur près d’un kilomètre et juste derrière lequel, débutait une épaisse végétation, aux pieds de très grands arbres dont les branches surplombaient la route comme la crête d’une vague géante prête à déferler.

Qu’y avait-il derrière, de si important pour justifier la construction d’une telle clôture ? Un grillage d’au moins six mètres de haut, soutenus par de solides poteaux en acier, espacés tous les dix mètres et qui se terminait sur sa partie supérieure, par trois rangées de fils barbelés recourbés, détail surprenant, vers l’intérieur. Maintenant que je l’avais vu, je ne pouvais plus passer devant sans l’observer chaque soir avec attention, pour tenter d’en déceler un éventuel indice qui m’en aurait appris davantage sur sa raison d’être, allant même jusqu’à espérer un ralentissement sur la route à sa hauteur, qui m’aurait permis de l’observer à ma guise mais qui, pour une raison étrange, ne se produisait jamais. Le trafic pourtant difficile sur le reste du trajet était désespérément, parfaitement fluide sur le seul kilomètre qui m’importait réellement.

D’autant qu’une telle enceinte, située comme celle-ci en plein cœur de Singapour, devait valoir une véritable fortune dans l’une des villes les plus chères du monde, et pour laquelle, des générations de promoteurs avaient dû offrir des sommes folles, mais qui pourtant, et probablement depuis très longtemps vu l’âge des arbres que l’on voyait depuis la route, ne semblait servir qu’à abriter une simple forêt. Ce que d’ailleurs, ma recherche sur Google Map confirma. Vu d’au-dessus, cet espace clos, qui formait une sorte de carré d’un kilomètre sur un kilomètre, était entièrement recouvert d’arbres dont l’épaisse canopée, ne laissait rien transparaitre de ce qui pouvait éventuellement se trouver dissimulé en dessous. Cette zone était un trou noir au milieu de la ville, tout au plus ma recherche me permit de découvrir qu’un des côtés de ce carré était bordé par ce qui semblait être un parking désaffecté, que je me promis d’aller inspecter le samedi suivant.     

Et effectivement lorsque je m’y garai ce jour-là, j’y trouvai comme je m’y attendais un vaste parking vide, dont le bitume, faute d’entretien, avait fini par se creuser par endroits et dont l’extrémité du fond était délimitée par ce même grillage imposant, qui avait attiré mon attention le long de la route principale. Sans doute que le sort de ce vieux parking était déjà scellé, voué à une destruction prochaine en vue de son remplacement par un énième centre commercial ou autre condominium de luxe. Mais pour l’heure il était désert, ce qui me permit de m’approcher de cette fameuse clôture pour y jeter un œil sans être dérangé. Ce que je constatai d’abord c’était la robustesse des matériaux qui avaient été utilisés pour ériger cette palissade. De toute évidence, l’intention de ceux qui l’avaient voulue, n’avait pas été d’en faire une simple barrière dissuasive mais bien de rendre véritablement impossible tout accès. Ensuite, essayant de distinguer une éventuelle trouée dans la végétation qui m’aurait laissé voir à travers, je dus rapidement me rendre à l’évidence que la forêt était d’une densité absolument impénétrable. Ce n’était pas une surprise à vrai dire mais tout de même je ne pouvais m’empêcher de ressentir une pointe de déception tandis que je longeais négligemment le grillage sans trop y croire. Comme j’avais tort ! Car au bout de celui-ci, l’impensable m’attendait : de l’autre côté de la clôture, un immense arbre Koompassia avait déployé ses gigantesques racines en forme d’empennage de fusée, dont l’une avait fini, au cours des décennies, par se rapprocher du grillage et ouvrir entre celui-ci et l’un des poteaux qui le soutenait, une brèche tout juste assez grande…pour laisser passer un homme. 

Vous y seriez allés vous, n’est-ce pas ? Je vous comprends, et je mentirais si je disais que sur le moment, l’idée ne m’en avait pas traversé l’esprit. Mais à Singapour, il est bon d’être prudent, le gouvernement peut avoir un sens de l’humour, comment dire, assez limité. Aussi, je décidai de laisser la brèche là où elle se trouvait, de reprendre ma voiture et de retourner à mes occupations quotidiennes. Sauf que la brèche, elle, ne me quitta pas.   

Chaque soir, elle revenait me hanter, alors que je passais sur ma route devant le grillage en essayant de ne pas le regarder. Souvent au cours de la journée, elle apparaissait dans mes moments de rêverie, comme si, se tenant silencieuse dans un coin de ma tête, elle attendait que mon esprit soit disponible pour venir toquer à la porte. Chaque fois, la brèche se tenait devant moi, comme une invitation, comme un appel à passer de l’autre côté du miroir. Il fallait faire quelque chose, il me fallait un plan. Déjà ça ne pourrait être que pendant la nuit, pour être discret. Mais ça ne serait pas suffisant, il me fallait une nuit où je sois vraiment sûr de ne croiser personne dehors, une nuit particulièrement noire, sans lune, où les gens n’auraient pas envie de sortir de chez eux, une nuit…d’orage. Voilà ce qu’il me fallait.  

La saison des pluies cette année débuta vers la fin du mois de novembre. Chaque jour, la moiteur équatoriale se concentrait au-dessus de la ville au cours des longues heures chaudes de la journée, jusqu’à former d’énormes cumulus en suspension, comme des épées de Damoclès, qui finissaient invariablement par éclater sous leur propre poids en fin de journée, en un déferlement d’une pluie lourde et sonore. C’est vers la mi-décembre, alors que la saison des pluies avait atteint son apogée, que je me décidai enfin à passer à l’action.   

Ce soir-là, après le diner, je n’emportai que le strict minimum avec moi, une parka, une frontale et un couteau, afin de rester le plus agile possible, puis refermant la porte de mon appartement sur une soirée douillette que j’aurais pu passer à regarder une série sous la couette, je partis dans la nuit, sous la pluie battante.  

Les essuie-glaces étalaient de longues paraboles de lumière sur le pare-brise devant moi, tandis que je traversais une ville fantôme. Aucune voiture sur la route, les feux passaient au vert à mesure que j’arrivais à leur hauteur. On me facilitait la tâche. J’avais les mains sur le volant mais ce n’était désormais plus moi qui dirigeais, ma venue ce soir avait été prévue, probablement depuis très longtemps. Arrivé au parking abandonné, je garai la voiture à côté du grillage, ajustai ma capuche et sortis. La faille noire de la brèche était là, juste devant moi, elle m’attendait comme l’entrée béante d’une grotte devant laquelle notre corps hésite encore lorsque notre volonté est, elle, déjà dedans. Je m’y engouffrai.

A peine de l’autre côté, l’obscurité se fit instantanément et le parking disparut. J’allumai alors ma frontale et découvris autour de moi, dans le halo de celle-ci un chaos de longues feuilles découpées, de tiges enchevêtrées et de lianes torsadées, dont les ombres se mouvaient au passage du faisceau lumineux. Le sol boueux était glissant m’obligeant à avancer avec précaution en butant sur les racines qui tentaient de m’agripper aux pieds. Les branches alourdies par la pluie se penchaient sur mon passage pour arracher ma capuche et découvrir l’identité de cet intrus qui s’aventurait ainsi en toute impunité sur leur territoire. Le sentiment était partagé de mon côté, j’étais un étranger ici. Pas loin derrière, ma voiture m’attendait sur le parking, il me suffirait de rebrousser chemin et en un instant je retrouverais le cours normal de ma vie, et cet épisode n’aurait été qu’une parenthèse bien vite refermée. Mais c’est à ce moment-là qu’apparut dans le halo devant moi, une forme qui n’avait rien de végétal.

Sortant du sol, une stèle de pierre sombre se dressait au milieu d’une petite clairière dégagée, comme un avertissement à ne pas aller plus loin. En éclairant sa face principale, je distinguai des inscriptions en japonais, pratiquement effacées par l’usure du temps, et qui sans doute mettaient en garde contre les dangers de la zone dans laquelle je m’apprêtais à entrer.     

Dépassant la clairière, je continuai malgré tout à m’enfoncer dans la forêt, sous les coassements lugubres de milliers de grenouilles qui semblaient, par leurs protestations sonores, se joindre aux avertissements de la stèle. Il ne fallut pas longtemps pour que le faisceau de ma frontale croise ce qui ressemblait à un gros tuyau de plus d’un mètre de diamètre, qui courait le long du sol jusqu’à disparaitre dans la pénombre. M’approchant pour mieux l’examiner, un détail me surprit, je ne vis aucune trace de jointure ou de soudure, sa surface qui semblait être en métal, était parfaitement lisse comme s’il n’était constitué que d’un seul tenant. Je me mis alors à remonter le long du tuyau afin de trouver une éventuelle jonction, m’appuyant d’une main contre celui-ci pour m’équilibrer sur le sol glissant, mais je la retirai immédiatement : un flux très puissant circulait à l’intérieur, dont une énergie nocive semblait irradier à sa surface. Comme le courant d’une ligne à haute tension qui ionise l’air autour et qui se révèle les jours de forte humidité par un grésillement électrique. Restant à distance je continuai de suivre le tuyau, dont le diamètre paraissait s’accroitre sensiblement à mesure qu’il s’enfonçait dans la foret.   

Le conduit, qui maintenant mesurait bien deux mètres de large débouchait sur les vestiges de ce qui ressemblait à des fortifications en béton armé, que la jungle avait avalées en partie. Il pénétrait le mur d’une façon étrange, qui m’aurait fait dire qu’il en avait plutôt jailli. Les grenouilles s’étaient maintenant tu, et un lourd silence emplissait désormais l’atmosphère, seulement atténué par le bruit de la pluie sur les feuilles. En longeant le pied du mur pour chercher un moyen d’accéder de l’autre côté, je trouvai enfin un arbre qui avait poussé directement sur le sommet en béton et dont les racines plongeaient jusqu’au sol, et que j’utilisai comme une échelle pour me hisser et découvrir, une fois en haut, une vision d’angoisse.

Les fortifications en ruine, sur lesquelles je me tenais, constituait une grande enceinte circulaire d’une cinquantaine de mètres de large, au milieu de laquelle se trouvait un cratère profond d’une dizaine de mètres avec, au fond de celui-ci, un lac ou plutôt un réservoir de liquide, dont émanait une étrange lueur de plasma qui irradiait les alentours et dont jaillissait une multitude de tuyaux identiques à celui que j’avais suivi, qui se déployaient en étoile vers les quatre coins de la ville comme les tentacules monstrueux de la créature abominable que l’on avait tenté, sans succès, de contenir en ce lieu.