Poignée de main entre deux mondes dans la jungle de Sumatra

Jungle Sumatra nuages

   N’avez-vous jamais remarqué que les pays vibrent chacun d’une énergie singulière qui, lorsque nous les visitons, traverse la membrane sensible de notre âme pour produire une émotion particulière qui marque de son empreinte, comme une saveur dominante, l’ensemble du voyage et qui à la fin, est celle qui reste imprimée dans notre mémoire bien des années après, lorsque tous les autres souvenirs en ont été effacés par le temps.  

Et dans la collection des saveurs que je conserve dans une des armoires de mon esprit, il en est une, si différente des autres, si unique, si inclassable, qu’elle se trouve rangée sur sa propre étagère à elle, à l’écart des autres, dans un petit bocal en verre, attendant patiemment que je vienne, dans mes moments les plus sombres, en dévisser le couvercle pour en inspirer l’arôme puissant qui s’en dégage et retrouver pour un temps, la force de continuer à rêver. Cette saveur enivrante, que je pourrais décrire comme un léger picotement électrique sur la peau, ou comme une note de musique en suspens dans l’air, c’est celle de l’Indonésie et qui se manifeste comme la sensation profonde que tout pourrait éventuellement arriver, que dans ce pays plus qu’aucun autre, les cordages qui maintiennent nos sociétés solidement ancrées dans le réel, y sont ici un peu plus lâches, un peu plus coulants, ouvrant l’éventualité de l’improbable, du surgissement de l’invraisemblable. C’est le pays où la jungle est encore trop profonde pour qu’on en ait percé tous les secrets, où les îles sont encore trop nombreuses pour qu’on les ait déjà toutes explorées, le pays où l’on peut encore découvrir au fond d’une grotte une nouvelle espèce d’hominine archaïque, que l’on pensait impossible ; où les scientifiques retrouvent parfois des espèces animales que l’on pensait pourtant éteintes depuis des siècles ; un pays où les cartes recèlent encore leurs zones d’ombre. En un mot, l’Indonésie est peut-être l’une des dernières frontières. C’est dans ce pays-là que la rencontre que je vais vous décrire a été possible.

J’étais sur la fin d’un périple à Sumatra, qui m’avait amené à travers tout le nord de l’île, à explorer des volcans, à disparaitre pendant plusieurs jours sur une île oubliée au milieu d’une mer intérieure, à être le témoin des dernières traces d’un peuple quasiment disparu. En somme, je vibrais à la fréquence de l’Indonésie et, lorsque ce matin-là je partis avec un guide pour une marche en jungle, les conditions étaient réunies pour la possibilité d’une expérience hors du commun. La forêt était très calme et s’éveillait doucement dans la fraicheur du matin. Je suivais mon guide en silence à travers les feuilles hautes chargées de rosée qui collaient à mon treillis. Nous marchions déjà depuis plusieurs heures et la végétation se faisait plus dense. Les plantations d’hévéa avaient laissé place à la forêt primaire et la progression devenait difficile à mesure que nous traversions des rideaux de branches, écartant les lianes et enjambant les troncs d’arbres tombés au sol, que la forêt semblait avoir mis en travers de notre chemin comme pour nous décourager de nous aventurer plus profondément.

Jungle Sumatra lianes

Au bout d’un moment cependant, alors que nous ne devions plus être très loin du cœur de la forêt, celle-ci se fit plus aérienne, comme une cathédrale, à la haute voute de feuilles, que semblait soutenir des rangées de troncs qui se terminaient au niveau du sol en étoiles aux longues branches racinaires sur lesquelles je trébuchais par moments, alors que je contemplais, le nez en l’air, la majesté de cet immense édifice végétal. C’est ici que mon guide décida de s’arrêter et me fit signe de patienter, le doigt sur la bouche.

Au début il ne se passa rien. Aucun mouvement, aucun autre bruit, que celui des artères qui battaient dans ma tête, amplifié par l’acuité de mon ouïe exacerbée par l’adrénaline de l’anticipation. Et puis soudain, quelque part là-haut dans le feuillage, un bruissement d’abord, comme l’onde de majesté qui précède la personne royale avant que celle-ci n’entre dans la pièce. Quelque chose se déplaçait, quelque chose que nous ne pouvions pas encore voir mais dont l’aura, dans le calme du matin, emplissait la forêt par sa simple présence. Alors enfin, comme un grand oiseau migrateur qui traverse la couche de nuage pour descendre vers la terre, nous vîmes un orang-outan doucement émerger des feuilles. Par des gestes lents et mesurés, il s’abaissa jusqu’à nous sans se presser, dans une légèreté époustouflante pour un animal de cette taille, comme s’il flottait dans les airs, puis s’immobilisa, en suspension à deux mètres au-dessus de nous, où nous pûmes l’observer distinctement et nous apercevoir qu’il portait, accroché en bandoulière à son long pelage, un petit qui se tenait le plus loin possible de nous. Pendant un moment, nous restions ainsi dans cette proximité distante, comme des cousins très éloignés qui se voient pour la première fois sur le quai d’une gare, hésitant à franchir le pas de leurs retrouvailles. Alors mon guide sortit de son sac à dos une grappe de ces petites bananes qu’il avait emporté avec lui et la tendit à l’orang-outan qui, dans une lenteur majestueuse et sans un regard, déploya son bras démesuré pour s’en saisir délicatement, et établir à ce moment très précis, ce point de rencontre fabuleux entre le monde des hommes et le siens. Un moment d’à peine une seconde mais qui fut retiré instantanément de l’horloge de la terre, pour être envoyé là-haut, au musée des moments sublimes, où il sera conservé pour l’éternité. Puis, sans un bruit, sans un effort, l’orang-outan et son petit repartirent, dans un mouvement empreint de toute la noblesse de leur espèce, vers leur royaume de feuilles, où ils disparurent à tout jamais.    

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