Coup de pompe à Pompéi

Vue Naples depuis hublot avion

 Bon je vais pas vous mentir, c’est vrai que quand ma copine m’a annoncé qu’elle voulait absolument qu’on aille passer un weekend en amoureux à Naples, j’ai senti au fond de mon ventre les aiguilles de mon détecteur de mauvais plan s’affoler. Une destination qui se retrouve systématiquement dans tous les «  top 10 des meilleures destinations pour passer un weekend en Europe », desservie par toutes les compagnies low-costs, et qui plus est, baignée en hiver, par le soleil méditerranéen quand toute la population d’Europe du nord ressemble à une armée de junkies prêts à s’entre-tuer pour leur dose de vitamine D. Bref, le combo parfait pour une catastrophe touristique : des hôtels miteux à des prix de palaces cinq étoiles, des rues étroites encombrées par des hordes de touristes sous-éduqués, des queues interminables devant le moindre monument et de la malbouffe standardisée décongelée au micro-onde, qu’on nous vend comme de l’authentique cuisine de la mama. Non vraiment très peu pour moi, c’est donc sans hésitation que j’ai rassemblé mon courage pour répondre à ma copine : « bien sûr ma chérie, on ira où tu voudras. Du moment que je suis avec toi, moi ça me va tu sais… »

Non, croyez-moi, je suis pas fier. Je sais ce que vous vous dites et vous avez raison: « tu n’es qu’un lâche » « tu as trahi tes idéaux par amour » « nous te faisions confiance » « tu étais un modèle pour nous » « notre chevalier blanc contre le tourisme de masse » « notre lueur d’espoir dans un monde où il ne subsiste plus de site authentique à visiter » oui c’est vrai, vous avez raison, mais je vais vous expliquer. Bon, voilà, pour commencer, personne n’est vraiment incorruptible, et il arrive même aux meilleurs d’avoir leurs moments de faiblesses. Sincèrement, regardez-moi dans les yeux et dites-moi sans trembler que si Ghandi avait dû faire une demande de carte grise à la sous-préfecture de Saint-Quentin, il n’aurait pas fait une entorse à sa philosophie de non-violence ? Bon, ensuite, j’ai beau avoir développé un sens de l’intuition assez fin quand il s’agit d’éviter les traquenards touristiques, je ne suis pas pour autant à l’abri du petit optimiste qui sommeille en moi et qui parfois, dans un accès d’espoir se réveille pour me susurrer à l’oreille : « arrête un peu de voir tout en noir, pour une fois, tu pourrais pas te dire ça va bien se passer ?  Après tout, la ville est grande, on arrivera bien à se trouver des petits coins tranquilles à l’écart de la foule, où on pourra gouter au charme authentique de l’Italie, non ?  Et puis, il y a les ruines de Pompéi aussi, depuis que tu les as découvert dans tes livres d’histoire quand t’étais enfant, t’as toujours voulu les voir, n’est-ce pas ? Bon voilà, est-ce que tu ne pourrais pas aussi te détendre un peu pour une fois, hein ? Juste fermer les yeux sur les aspects négatifs pour pouvoir apprécier le bon côté des choses et enfin connaitre toi aussi cette insouciance, cette légèreté de tous ces gens heureux autour de toi, qui ne se posent pas, eux, toutes ces questions existentielles et qui sont juste heureux de se tenir la main, les yeux dans les yeux, au Starbucks de l’aéroport en sirotant leur Iced Caramel Macchiato à huit euros. Allez monsieur grognon, un petit sourire, il faut arrêter de prendre tout à cœur comme ça, la vie est faite pour danser après tout, tu vas passer un weekend en Italie, au bord de la mer, est-ce que ça va vraiment être si terrible que ça ?

Mais bien sûr que ça l’était ! Non mais vraiment, comment ai-je pu être naïf à ce point ? Quel idiot ! Ah non, il n’y avait pas beaucoup de touristes, non, il y avait un tsunami de touristes. A croire que le monde entier s’était donné le mot pour venir à Naples ce weekend. Quel enfer, imaginez une ville prise d’assaut par des troupeaux de touristes jusqu’à en boucher les ruelles étroites du centre-ville, comme des caillots de graisse dans les artères d’un obèse au bord de l’infarctus. Un flot tellement visqueux qu’il en est presque immobile et dans lequel on se retrouve, à peine sorti de l’hôtel, englué pour des heures juste pour aller quelques rues plus loin à la Pizzeria da Michele, « la plus vielle pizzeria de Naples » (je sais, rien qu’à ça, j’aurais dû sentir le piège…) et là, découvrir quand on y parvient enfin, une foule compacte qui fait le siège devant la petite échoppe et à travers laquelle il faut patiemment jouer des coudes pour se frayer un accès jusqu’au comptoir pour pouvoir passer sa commande et attendre ensuite, affamé, pendant trois quarts d’heure pour récupèrera sa pizza avant de chercher une place dans la rue, au milieu des gens assis par terre dans le caniveau, parmi les détritus, pour pouvoir se poser, ouvrir sa boite en carton et découvrir une banale pizza avec la pâte même pas cuite au milieu. Comment l’humanité en est-elle arrivée là ? 

Le lendemain matin, pourtant encore tôt, la queue de plusieurs centaines de mètres devant le Cristo Velato, nous décide à faire demi-tour et aller plutôt, directement à Pompéi. Et une fois dans le train qui nous y amène, assis bras-dessus-bras-dessous comme des écoliers en excursion, le nez à la fenêtre, à regarder la ville qui disparait peu à peu, remplacée par les vergers de citronniers et d’orangers qui dévalent les pentes du Vésuve en terrasses étagées jusqu’à la mer, l’Italie enfin apparait. Le cœur s’allège et l’on se laisse emporter par la petite musique entrainante de la vie. Le soleil brille, le fond de l’air est doux et l’on va découvrir un site exceptionnel. Me voilà, jeune patricien, drapé dans ma toge, marchant dans les rues pavées, en sortant de la domus Vettii pour me rendre au thermae stabiae où m’attend mon ami Flavius Caelus qui va me présenter au consul Caius Lulius qui va peut-être m’ouvrir les portes du sénat de Rome pour commencer et ensuite me faire devenir proconsul de…mais, que se passe-t-il ? la terre se met à trembler ? et qu’est-ce là-bas au-dessus du Vésuve ? on dirait un énorme nuage qui s’élève dans le ciel ! par mercure ! vite, nous devons fuir, mais où ? vers la mer peut-être ? nous sommes pris au piège !…hein ? quoi ? qu’est ce qu’y a ? ah, on est déjà arrivé ?  

 Bon j’aurais dû m’y attendre, le site est saturé de monde : des familles nombreuses avec des mioches qui hurlent dans leur poussettes, des tours organisés avec des guides qui déblatèrent dans des mégaphones un discours prémâché et sans intérêt, à des touristes décérébrés, qui de toute façon n’écoutent pas puisqu’ils sont trop occupés à se prendre en photo avec leur perche à selfie, pour montrer sur les réseaux sociaux qu’eux aussi vont dans les endroits où tout le monde va et peut-être aussi pour se prouver à eux-mêmes qu’ils y sont vraiment allé, tellement ils seront passés à côté de leur visite, n’en comprenant rien et n’en retirant absolument rien d’autre qu’une courte distraction dans leur vie d’ennui.

Alors, écrasé par la tristesse de voir encore un des sites fantasmés de mon enfance disparaitre dans une médiocre réalité, je m’assoie par terre sur le trottoir pour me rouler en boule et pleurer doucement sur le désenchantement inéluctable du monde. Et mes larmes qui tombent sur les grosses dalles noires de la Via Marina roulent jusqu’au milieu de la chaussée où soudain j’aperçois les ornières creusées dans la pierre par le passage des milliers chars au cours de centaines d’années. En un instant, le site se vide, le silence se fait dans ma tête et enfin, je peux entendre à nouveau les échos d’un passé lointain qui résonnent encore dans les ruelles de Pompéi.

ornières rues Pompei

Quelle leçon en tirer ?

L’important, c’est de savoir tirer les leçons de ses expériences bonnes ou mauvaise. Et bien souvent les mauvaises sont particulièrement riches d’enseignements. La leçon ici (encore une fois), c’est de ne pas suivre le reste du troupeau mais d’oser bifurquer sur les petites routes. Et l’on découvre alors que la fréquentation des sites touristiques suit une règle de répartition très déséquilibrée: les sites très connus sont sur-fréquentés et les sites moins connus ne voient quasiment passer personne. Quelques semaines après cette visite désastreuse de Pompéi, en explorant les petites routes de l’arrière-pays provençal, nous sommes tombés sur cette magnifique ancienne cité romaine, où nous étions pratiquement seuls, et avons pu apprécier de nous y balader en toute tranquillité. J’ai vécu le même phénomène au Pérou, où je n’ai absolument rien ressenti lors de ma visite du Machu Picchu à cause de la sur-fréquentation du site, alors que d’autres cités aux alentours, tout aussi émouvantes, sont vides de touristes.  

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